Apollonia Poilâne est née il y a 37 ans dans des odeurs de pain fraichement levé, dâun père et grand-père boulangers et dâune mère américaine. Depuis toute petite, dit-elle, elle savait quâelle rejoindrait lâentreprise familiale, lâemblématique Maison Poilâne. Ce quâelle ne savait pas, câest quâelle en reprendrait les rênes si tôt, et si brusquement : lorsque ses parents décèdent accidentellement, Apollonia a 18 ans, et sâapprête à aller étudier à « Boston » (entendez Harvard, pour les moins modestes). Plutôt que de renoncer, elle décide de faire les deux en même temps. Pendant quatre ans, Apollonia Poilâne fait des aller-retours entre les Etats-Unis et la France, profitant du décalage horaire pour se faire une double journée. Mais pas une double vie, puisque, clairement, tout tourne autour du pain, dont elle ne se lasse pas dâexplorer les possibilités.
En maintenant 19 ans à la tête dâune entreprise fondée deux générations plus tôt, Apollonia nâa cessé de perpétuer la passion et la tradition familiales, tout en développant et transformant une Maison dont elle est à la fois la conséquence et la cause.
Sophie Guignard : Comment transforme-t-on une entreprise dont on a hérité ?
Apollonia Poilâne : Cette question mâa été posée très vite suite au décès de mes parents : on me demandait quelle serait « ma patte à moi ». Au début, cela me rendait folle, parce que je me voyais essentiellement comme une passeuse. Je suis la troisième génération à la tête de lâentreprise : cette entreprise, ce nâest pas moi, elle me dépasse largement. La question de ma patte ne me semblait pas pertinente, jâétais là pour continuer. Je nâavais donc pas lâintention de la transformer ou lui imprimer une marque personnelle. Pourtant, avec le temps, force est de constater que câest bien ce que jâai fait ! Naturellement, jâai fait évoluer la maison, et, naturellement, je lâai fait à ma façon. Aujourdâhui quand je regarde le chemin parcouru et ce quâest Poilâne aujourdâhui, jây vois clairement ma patte.
S.G. : Donc votre vision sâest forgée petit à petit, dans lâaction ?
A.P. : Petit à petit, je me suis appropriée la matière⦠le pain, lâentreprise. Et petit à petit je lâai transformée, pour mâadapter. Et puis parce quâune entreprise doit constamment sâadapter pour perdurer. Il y a quelque temps, un meunier, représentant dâune entreprise centenaire, mâa offert un recueil dâessais sur la transformation, dont lâidée était de montrer combien il est essentiel de savoir se transformer dans le temps. En réalité, si lâon veut durer, et transmettre une entreprise, il est indispensable de la faire évoluer. Moi, pendant longtemps, je lâai fait assez intuitivement. Maintenant que je suis plus consciente de cela, je le fais plus intentionnellement.
S.G. : Quâest ce qui vous a permis de prendre conscience de cette nécessité de transformation continuelle ? Comment en êtes-vous venue à réfléchir à tout cela ?
A.P. : Assez simplement, jâai commencé à réfléchir à ces sujets parce quâon me posait des questions ! Cela mâa en quelque sorte obligée à mâinterroger sur ma façon de faire, ma philosophie.
S.G. : Vous avez aussi publié un livre, partageant à la fois lâhistoire familiale et des recettes de pain. Ce livre est-il une prolongation de votre réflexion ? Dâoù vient ce livre ?
A.P. : Ce livre sâinscrit totalement dans la logique de transmission et de partage de notre Maison. Lâidée de lâécrire mâest venue un jour où jâai gardé du pain frais pendant une semaine: jâétais émerveillée dâavoir obtenu un pain de si bonne tenue. Et je me suis dit, « si je trouve ça cool dâarriver à produire un pain qui dure si bien, si longtemps même après avoir déjà passé 12 ans à diriger cette entreprise, câest que ce métier doit vraiment me plaire. Et que je ne dois pas être la seule à trouver formidable de produire du pain, avec des ingrédients aussi simples que du grain moulu très finement (ce quâon appelle la farine), un peu de sel, et un peu de levain ». Alors jâai eu envie de partager ma passion et mes connaissances.
S.G. : Cette passion que vous vouez au pain et à votre métier, comment la préservez-vous?
A.P. : Je reste au plus près de la matière, jâessaie de la travailler constamment. Je passe énormément de temps dans la boulangerie, avec les boulangers. Cela me semble être la base de mon métier.
S.G. : Avez-vous une philosophie dâentreprise chez Poilâne?
A.P. : Oui, avoir une philosophie dâentreprise a toujours été extrêmement important. Dâabord parce que câest quelque chose que faisait mon père. Ensuite parce que la formuler, et la redéfinir régulièrement me semble quelque chose quâil est essentiel de continuer à faire.
source : www.influencia.net