INfluencia : vous venez dâécrire un livre sur lâordinaire*. En quoi faut-il distinguer lâordinaire du quotidien ?
Adèle Van Reeth : le quotidien désigne lâensemble des activités qui composent mes journées. Il peut facilement faire lâobjet dâune description : heure du réveil, composition des repas, trajet pour aller au travail⦠autant de gestes qui, parce que je les répète chaque jour, deviennent des habitudes et donnent un rythme, un cadre et une forme à mes journées. Cette forme nâest pas immuable, je peux faire varier mes habitudes, changer mon quotidien par les détails (descendre un arrêt de bus plus tôt) ou dans son ensemble (déménager dans un autre pays). Mais même quand je crois avoir tout changé, il y a une partie de ma vie sur laquelle je nâai pas de prise et que je nomme « la vie ordinaire ». Lâordinaire, câest ce quâil reste même quand je change de vie : lâinéluctable répétition des jours et des nuits qui, où que je sois, ne changera jamais puisque cette dimension de lâexistence est constitutive de mon rapport au monde.
IN : il y a un paradoxe dans la société actuelle entre la liberté de ton que lâon peut avoir sur les réseaux sociaux et les restrictions de liberté de plus en plus nombreuses (confinement, surveillance généralisée via la captation des données, bien-pensance…) : il ne faut pas manger de viande, pas rire du religieux, plus employer certains mots, etc. Est-on encore libre ? Jusquâoù selon vous peut-on et doit-on nous bâillonner ?
AVR : de manière générale, rien nâest plus trompeur que de parler de la liberté à partir du sentiment quâon en a, tant, bien souvent, nous sommes nous-mêmes responsables des restrictions que nous nous imposons. Personne ne nous interdit de manger de la viande aujourdâhui, de même que personne ne vient contrôler si vous « bougez » après avoir « mangé », comme le recommandent les messages gouvernementaux en faveur de lâhygiénisme. Les incitations ne sont pas des restrictions. De plus, une partie dâentre nous sait bien quâil suffit que lâon nous déconseille de faire quelque chose pour voir immédiatement naître en nous lâenvie irrépressible de faire cette chose ! Il faut garder en tête que la liberté, loin dâêtre une substance fixe et immuable, se joue aussi dans ces moments de transgression licite qui font passer pour une révolution intérieure ce qui nâest quâun détail aux yeux de tout le monde. En dâautres termes, les bornes et les limites à la liberté sont aussi parfois lâoccasion pour elle de se raviver alors quâelle était en train de sâassoupir.
Une fois quâon parvient à sâextraire de cette dialectique libre/pas libre, et que lâon comprend que la liberté est souvent complexe et changeante, il faut aussi garder en tête que malgré les restrictions très fortes qui pèsent sur nous en ces temps de confinement, nous vivons dans un pays qui accorde beaucoup dâimportance à la liberté. On a beaucoup parlé récemment de lâhéritage des Lumières françaises qui se traduirait par le goût pour la liberté dâexpression. Il ne faut pas oublier que les libertés au sens juridique sont des droits gagnés à coups de combats parfois sanglants, et donc que pendant longtemps elles nâont pas du tout été des évidences. Aujourdâhui, le combat consiste à tout faire pour quâelles restent des évidences, surtout quand elles sont mises à mal.
Mais le problème se pose avec beaucoup dâacuité quand la situation impose de privilégier la collectivité sur lâindividu â comme câest le cas avec le confinement. Câest le lot commun de chaque pays : pour bien vivre ensemble, il faut parfois renoncer à des intérêts personnels. Sans cette condition, aucune politique nâest possible. Toute la question est de savoir jusquâoù nous sommes prêts à sacrifier nos intérêts privés (dont notre liberté individuelle) au nom dâun intérêt collectif (la santé) dont nous avons pourtant besoin pour continuer à vivre⦠Là encore, la réflexion sur la liberté fait apparaître sa complexité : de quelle liberté parle-t-on ? Celle de vivre comme on lâentend ou celle de vivre plus longtemps ? Le fait que nous puissions ne pas être dâaccord à ce sujet est le signe dâun bon état de santé général !
IN : en littérature, mais aussi dans le cinéma ou le théâtre, la chasse menée notamment par les éditeurs ou majors américains contre les stéréotypes ne risque-t-elle pas dâemmurer la création et de lui interdire la transgression, la contestation ?
AVR : je ne suis pas inquiète pour la création artistique â littéraire, cinématographique ou musicale â qui a toujours su transformer les contraintes en vecteurs de créativité. Je me soucie davantage de lâintroduction de la morale dans le domaine artistique, et de la confusion entre morale et politique. Lâun des buts de la politique dans les démocraties occidentales doit être de faire en sorte de garantir lâégalité entre chaque citoyen. Lâégalité absolue ne sera jamais atteinte, mais ce nâest pas une raison pour renoncer à essayer de sâen approcher au maximum. Il est primordial que ces combats pour lâégalité soient enseignés à lâécole et nourrissent le débat contemporain. Mais effacer ou censurer des Åuvres dâart au motif quâelles véhiculent des valeurs contraires à celles que lâon transmet aujourdâhui, câest un contresens majeur. Comment continuer à enseigner lâhistoire si lâon détruit ce qui la constitue (les Åuvres dâart constituent des témoignages historiques très précieux) ? Depuis Platon, lâart suscite la méfiance de la politique, ce qui est encore une manière de prendre acte de son importance. Nâoublions pas : plus la création artistique sera contrainte, plus elle deviendra transgressive, nécessairementâ¦
IN : la liberté dâexpression peut-elle être inconditionnelle ?
AVR : dans son Traité sur la tolérance, rédigé en 1763, Voltaire rappelle en substance que la seule limite à la tolérance, câest lâintolérance. En dâautres termes : je ne peux pas tout tolérer chez lâautre de manière inconditionnelle. Quelles sont ces conditions ? Le respect de la dignité de la personne, par exemple. Je suis en droit de ne pas respecter ce qui porte atteinte non pas à mes idées ou à mes croyances, mais à ma personne. Cette distinction me paraît décisive. Le blasphème nâatteint pas une personne, mais une croyance. Dès que lâon sort du registre des idées ou de la croyance, et quâon sâattaque à la personne, les sanctions doivent être appliquées. Sinon, le débat deviendra impossible.
IN : lâun des projets de la Convention citoyenne pour le climat est dâinscrire dans les publicités la phrase « En avez-vous réellement besoin ? » Au nom du « bien commun », la société française semble prête à accepter plus de censure, dâautorité et de sanction contre promesses sécuritaires, au boycott contre transition écologique⦠Les marques elles-mêmes se plaignent de la multiplication des interdits. La consommation serait-elle devenue « un mal » pour la société ?
AVR : lâéconomie nâest en elle-même ni morale ni immorale. Elle est amorale, au sens où elle suit dâautres lois que celles du bien et du mal qui structurent notre société. Tant quâon oublie ça, on ne se donne pas les moyens adéquats de pouvoir réguler cette économie de manière à réduire les inégalités quâelle engendre, par exemple. En revanche, puisque précisément ce qui fait que nous sommes des êtres humains câest la capacité à réfléchir aux valeurs de nos actions, et à nous interroger sur la direction que nous voulons donner aux politiques globales, il est normal de réglementer les modes dâaction nécessaires pour parvenir à ces fins (par exemple réduire le réchauffement climatique). On revient à lâinsoluble dialectique entre lâindividu et le collectif : si je préfère vivre comme je lâentends au lieu de tout faire pour réduire le réchauffement climatique, ne suis-je pas libre de le faire ? La réponse est non, si vous situez votre liberté dans le fait dâacheter des voitures très polluantes, par exemple. De même quâaujourdâhui vous nâêtes plus libre de fumer des cigarettes dans des lieux publics. Jusquâoù sacrifier les désirs individuels au nom du collectif ? On en revient encore au même problème.
IN : dans votre ouvrage sur la méchanceté**, vous posez la question : « Pourquoi est-il essentiel de prendre la méchanceté au sérieux dans notre société ? » Je voudrais compléter cette question en vous demandant pourquoi aujourdâhui les personnalités méchantes (Trump, Erdoganâ¦) sont plus populaires que jamais et fascinent par rapport aux gentils dévalorisés ?
AVR : quâest-ce quâune personnalité méchante ? La réponse nâest pas évidente. Nul nâest méchant volontairement, disait Socrate, signifiant par là que la méchanceté ne serait pas intentionnelle et quâelle serait soluble dans la connaissance. Depuis, le christianisme a développé lâidée dâun homme qui serait pécheur avant même dâêtre né, et de manière irréversible. Aujourdâhui, la méchanceté apparaît comme un trait de caractère, lâapproche nâest plus morale. Je ne dirais pas que certaines personnes politiques sont populaires grâce à leur méchanceté, je dirais quâelles le sont malgré leur méchanceté. Comme si câétait secondaire. Comme si on avait le droit dâêtre méchant, câest-à -dire de nuire intentionnellement à autrui, pour représenter les intérêts dâun pays. Cela me semble contradictoire.
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*La Vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.
**La Méchanceté, Michaël Foessel et Adèle Van Reeth, Plon/France Culture, 2014.
Bio
Adèle Van Reeth est philosophe et coauteure de nombreux ouvrages thématiques sur la jouissance, la méchanceté, lâobstination, le snobisme et la pudeur. Elle est par ailleurs très présente dans les médias : chroniqueuse sur des plateaux de télé, animatrice de lâémission Dâart dâart ! sur France 2 et productrice des quotidiens Chemins de la philosophie sur France Culture depuis 2011. Elle a publié La Vie ordinaire (Gallimard), littéralement fruit dâune gestation. Elle vient d’être nommée à la tête de  France Inter
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