On les voit partout, pour le meilleur ou pour le pire. Les influenceurs ont débarqué dans nos vies et dans celle de nos marques préférées. Grâce à eux, les marques se rapprochent de leurs clients, par un discours plus accessible, moins iconique, un discours qui crée de la complicité et qui inspire. Certains annoncent que cette déferlante est une révolution marketing qui va tout emporter alors que dâautres crient au phénomène de mode qui montre déjà ses limites et finira par faire pschitt⦠Et comme souvent quand on parle de révolution, la vérité est un peu plus complexe que cela.
Non, lâinfluence nâest pas née avec les bloggeuses beauté. Câest un phénomène aussi vieux que lâhumanité. Alors réduire les techniques dâinfluence aux simples astuces des instagrameurs ou consorts, câest un peu réducteur. Lâinfluence existe depuis toujours. Elle est, avec la force et la règle, lâun des grands moyens de lâexercice du pouvoir. à la différence de ses deux cousines (la force et la règle), elle permet dâarriver à ses fins sans exercer de contrainte, simplement en convainquant les gens dâagir comme on le souhaite. En les influençant. Quand un roi ou un dignitaire religieux, par la splendeur de ses palais ou de ses lieux de culte, vous inspire une majesté, une puissance qui vous impressionne, il est probablement en train de vous influencer à son profit. Tout comme une marque, un parti politique, un artiste en tournée ou les promoteurs dâune cause quelle quâelle soit, quand ils vous font rire, vous font peur ou vous séduisent. Ainsi, lâinfluence est-elle ancrée dans nos sociétés depuis la nuit des temps.
Lâascendant des passions
Lâinfluence est aussi au cÅur de nos relations sociales et privées : les personnages publics et les professionnels de la communication en ont fait un art, mais à de rares exceptions près, ce sont nos proches (amis, famille, professeurs, patrons ou collègues) qui ont le plus dâinfluence sur nos choix. Ils touchent un petit nombre de personnes, mais règnent sur ce quâon pourrait appeler « lâinfluence du cÅur », câest-à -dire celle qui est générée par nos émotions, nos sentiments. Or, « lâinfluence du cÅur », qui est la moins raisonnée, la moins juste, la plus loin de notre éthique, est probablement la plus puissante. On croit souvent que câest le bon sens, la morale et la logique qui engendrent nos décisions. Cela arrive, mais les récentes découvertes des neurosciences et de la psychologie prouvent ce que disaient les philosophes des temps anciens : les passions lâemportent souvent sur la raison au moment de prendre nos décisions. Notre instinct également. Car après plus de 2000 ans de morale proclamant que lâêtre humain se plaçait au-dessus de lâanimal, la biologie et lâétude de notre cerveau nous apprennent que ce sont souvent nos hormones de mammifères et nos biais cognitifs qui décident pour nous. Alors, si vous voulez faire bouger les masses, laissez tomber les discours techniques truffés de statistiques, de faits et de raisonnements imparables. Essayez plutôt de les prendre par les sentiments. Câest ce que savent faire nos proches mieux que quiconque.
Le bruit de la rumeur
Jusquâici, nos proches ne disposaient que dâune portée dâinfluence moins importante que les grands personnages dâune époque. Les systèmes médiatiques étaient alors centralisés et donc très sélectifs : il fallait être « quelquâun » pour y avoir accès et pour profiter de leur puissance dâexposition. Nos sociétés choisissaient de mettre dans la lumière médiatique des individus disposant dâun « statut » garantissant leur légitimité. Les influenceurs de la sphère publique pouvaient ainsi sâauto-adouber : ceux qui contrôlaient la presse, ou qui la finançaient (les marques), pouvaient décider de qui allait faire la tendance. Il ne restait aux micro-influenceurs de la sphère privée (nos proches) que la rumeur pour diffuser leurs idées.
La rumeur, ce média grégaire et naturel des sociétés humaines a fait trembler plus dâun pouvoir structuré grâce à sa capacité à divulguer les secrets des puissants, à saper les postures dâexemplarité qui leur permettaient de régner souvent un peu trop longtemps.
Elle a ses défauts â déformation de la réalité, exagération, capacité à voir des complots et des ennemis partout â ce qui limitait sa crédibilité. Mais dans un monde où les gouvernés se méfiaient de la communication officielle, il nây avait finalement que le secret et la menace pour lâendiguer : divulguer certaines informations était passible des pires châtiments, ce qui permettait de limiter les fuites.
Mais lâarrivée de la démocratie limita drastiquement lâemploi de la force pour étouffer lâinformation. La nouvelle liberté dâexpression permit de révéler bien des choses, mais elle contribua également à installer lâambiance de fake news, de scandales à répétition et de manifestations violentes à plusieurs reprises, notamment lors de la IIIe République, démontrant à quel point un système politique est critiqué, un peuple se divise et une opinion publique sâhystérise quand lâinformation nâest pas sous le contrôle dâun média dominant et centralisé capable de tenir la rumeur populaire en respect.
Lâaura de la pub et de la télé
En France, il fallut attendre les années soixante, le Général de Gaulle et une télévision qui lui était acquise pour apaiser les foules. Centralisée, elle était facilement contrôlable par une élite resserrée. Sa capacité à solliciter nos sens et nos émotions lui permit de décrédibiliser la rumeur. Omniprésente dans nos vies, pénétrant jusque dans nos foyers, elle put façonner de nouvelles postures de pouvoir. En politique, fini les monstres froids calculateurs, les êtres durs, distants, brutaux, cyniques et déconnectés de la réalité. Lâexercice des responsabilités les plus lourdes avait laissé intacte la fraîcheur de cette génération de serviteurs de lâÃtat qui restaient lâami attentif, le supporter passionné, le père ou la mère responsable, le citoyen sans protocoleâ¦
Les marques, quant à elles, purent sâincarner dans des personnalités sublimes, drôles ou sympathiques. Leurs chartes en cinq points rivalisaient de perfection morale alors que leur image flottait comme des icônes, pures et sans tache, dans le ciel publicitaire. Malgré quelques doutes, quelques débats accusateurs et lâalternance démocratique, ces postures tenaient bon face à des téléspectateurs qui ne demandaient quâà y croire et des journalistes qui sâinterdisaient de divulguer le secret de vies privées qui cachaient pourtant bien des pots aux roses. La rumeur était devenue discrète, douteuse, et lâinfluence des orateurs de bistrot avai été cantonnée aux bistrots.
Des tsunamis sur les réseaux
Câest alors quâarrivèrent Internet et les médias sociaux. Dotant la rumeur dâoutils dâinfluence très efficaces, ils permirent à nos proches, nos voisins et aux gars du bistrot de sâexprimer bien au-delà de leurs cercles de connaissance directs. Certains dâentre eux ont alors émergés pour devenir des personnalités parfois bien plus écoutées que nos élites. Plus sincères, plus humains ou plus proches de nous, ils combinaient « lâinfluence de cÅur » à la crédibilité quâinspiraient une photo, une vidéo ou la diffusion dâun document, ce que la télévision nous avait appris à prendre pour des preuves. Lâascension de ces nouveaux personnages publics se fit dâautant plus vite que sâeffondrait la légitimité du « statut ». Attaqué depuis des décennies dans certains métiers, ce statut tenait encore dans dâautres. Mais lâémergence du « gaulisme » (terme issu de lâexpression « se faire gauler ») au sein des élites précipita la tendance : ministres de la République incapables de planquer leurs fraudes fiscales ou le prix de leurs costumes, artistes bienveillants accusés de harcèlement, victimes autoproclamées démasquées en bourreaux domestiques⦠Chaque incident de ce type portait un coup supplémentaire à la dignité quasi automatique que conférait un statut à ceux qui en étaient dotés. Câest ainsi que lâinfluence prit le pas sur le statut comme mode dominant dâexercice du pouvoir. « Formidable ! » diront certains. Fini le règne des petits chefs dont le seul mérite était dâavoir obtenu un diplôme ou passé un concours. Lâheure est aux meneurs capables dâentraîner, de convaincre au lieu dâimposer.
Un meneur doit donc redevenir un « décideur ». Au risque dâêtre critiqué, au risque de se tromper, au risque de décevoir.
Du jeu à lâinaction ou au conflit
Seulement, sâil est vrai quâil est plus agréable de suivre les chefs qui nous inspirent plutôt que ceux qui nous engueulent, le management par lâinfluence a, lui aussi, des défauts : un statut accorde un pouvoir précis sur une équipe ou un périmètre identifié, alors que le champ dâaction de lâinfluence est flou et fluctuant. Les organisations qui sont dirigées par influence, surtout celles dont les influenceurs internes sont en rivalité, ont donc souvent du mal à savoir qui doit décider quoi et qui dépend de qui, ce qui nuit considérablement à leur capacité de décision et plonge les équipes opérationnelles dans la confusion.
Câest ce à quoi nous assistons depuis des années dans nos démocraties occidentales, qui, à force de donner des gages à tous les groupuscules de pression émanant de nos sociétés civiles, à force de les intégrer dans leur gouvernance, finissent par ne plus être capables de prendre la moindre décision tranchée dans des délais acceptables. Cette inaction est dâautant plus exaspérante que certains groupes dâinfluence ont décidé, eux, de passer à lâaction sans prendre le soin de solliciter les institutions démocratiques compétentes.
Dotés de moyens digitaux capables dâen appeler à la foule, ils peuvent décider de nettoyer une plage, financer une Åuvre, organiser une collecte pour une association, ce qui est formidable ; ou bloquer un centre commercial, attaquer la permanence dâun député, ou se livrer à un lynchage médiatique, ce qui lâest moins. Voilà pourquoi les organisations doivent garder un pouvoir de décision pour trancher les débats insolubles qui se généralisent dans nos sociétés de plus en plus divisées.
Ces sujets gagnent progressivement nos entreprises : le besoin de sens revendiqué par de plus en plus de citoyens les conduit à sâengager sur des questions éthiques, voire politiques, action qui leur confère un impact grandissant sur nos vies de citoyens. Les entreprises deviennent ainsi des géographies de pouvoirs que bien des groupes de pression souhaitent influencer. La concurrence entre ces lobbies moralisateurs peut tout à fait déboucher sur les mêmes disputes que nous contemplons dans la société civile à longueur de journaux télévisés.
à qui les risques
Dans un tel contexte, à quoi ressemblera le leader ou la marque de demain ? Ayant suffisamment compris le genre humain et ses antiques manies pour nourrir ses instincts grégaires ; ayant percé les tendances de lâépoque pour les intégrer à leur « storytelling » ; empathiques pour comprendre les attentes de leurs publics (électeurs, employés ou clients) tout en étant capables de distance pour se protéger de la violence et de lâinjustice de la foule, ils devront faire preuve dâhumanité pour comprendre, être de brillants communicants pour convaincre, être suffisamment courageux pour trancher et supporter les foudres des mécontents.
Trancher. Ce mot est important. Car plus que les médias sociaux, câest probablement la disparition progressive de lâaction et de la décision dans la sphère politique et, de plus en plus, dans la sphère de lâentreprise, qui rend fous de rage nos concitoyens. Un meneur, doit donc redevenir un « décideur ». Au risque dâêtre critiqué, au risque de se tromper, au risque de décevoir. Pour cela, si un bon ouvrier se reconnaît à la qualité de ses outils, un bon leader devra se doter dâune organisation et dâune gouvernance efficaces. Car décider nâest rien si on ne peut faire appliquer sa décision. Ainsi devra-il combattre sans relâche la sophistication qui fleurit naturellement au sein des organisations : plus une organisation grandit, plus elle attire des idéologues qui prévoient lâimprévisible, mettent en place des processus, des normes, légifèrent, complexifient⦠et finalement paralysent les organes de gouvernance.
source : www.influencia.net