Conventions citoyennes, référendum dâinitiative partagée, consultations diverses, budgets participatifs, grand débat⦠Peut-être notre époque a-t-elle inventé la suite de cette forme de démocratie dans laquelle la règle du 50% + 1 voix semblait indépassable. Ou peut-être pas, en fait. Peut-être faut-il passer à autre chose. Ou peut-être pas, finalement. Et si câétait le moment de penser un peu à lâenvers pour sortir des idées reçues sur une utopie contemporaine â une utopie qui pourrait bien se transformer en dystopie si nous nây prenons garde ? Et si les entreprises et les marques avaient pris de lâavance sur ce sujet et pouvaient faire avancer le débat ?
Vous avez dit hippie ?
Notre époque a-t-elle vraiment inventé la démocratie participative ? Non. Cette utopie qui se présente comme une idée neuve ne lâest pas, pas du tout. Croire quâelle est une innovation conceptuelle des deux dernières décennies a tout de lâillusion présentéiste : comme si rien de ce qui sort des sentiers battus ne pouvait venir du passé. En fait, la démocratie participative est une idée de boomer. Elle apparaît dans les années 1960-70, dâabord aux Ãtats-Unis comme souvent, puis essaime dans le Vieux Monde et en France. Ce nâest pas un hasard : câest une idée de boomer parce quâelle a un côté hippie, au fond. Dans La Démocratie Internet. Promesses et limites, Dominique Cardon revient sur les origines du Web et ses racines, profondément ancrées dans les utopies hippies des étudiants américains. Il raconte comment ils rêvèrent de pratiquer une forme de vie collective différente dans les communautés au sein desquelles ils se retirèrent pour vivre loin de la société de consommation, de lâÃtat et de leurs parents. Comment ils essayèrent, comment ils échouèrent, mais inventèrent aussi le Web une fois rentrés sur leurs campus, pour rester malgré tout en contact, et faire vivre autrement lâutopie dâune autre forme de relation aux autres, au collectif, au pouvoir, à la vie.
à lâépoque, cette utopie est restée une utopie parce que ceux qui la portaient nâavaient pas les moyens de leur rêve. Et la démocratie participative nâétait pas scalable non plus dans les années 1970. Lourdeur de lâingénierie de la participation démocratique, complexité de sa mise Åuvre dans le monde réel, au-delà de petits cercles dâinitiés⦠Limitée au campus, à une communauté dâétudiants ou importée à lâéchelle de la mairie, elle pouvait marcher. Mais comment pouvait-elle être compétitive face au vieux concept de représentativité, quand il sâagissait de mobiliser tous les citoyens dâun grand pays ? Ou face à lâidée encore plus vénérable de démocratie directe, qui avait fait ses preuves depuis Périclès et marchait encore, en 2005, sur des sujets de décision et non de délibération, dans la logique référendaire ?
On passe à lâaction
Enfin, lâutopie en action ! Mais aussi en question. Ce que notre époque a inventé, ce sont les moyens de la mise en Åuvre de cette belle utopie. La loi Barnier de 1995 officialisait lâentrée dans la sphère politique institutionnelle de lâidée de démocratie participative avec la création de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; cela ne suffisait pas, il a fallu le début des années 2000 et lâavènement dâInternet comme mode de vie, comme culture populaire, et comme nouvelle façon de se parler, de sâorganiser, de reprendre le pouvoir, pour passer vraiment à lâaction. Dâabord dans la relation aux marques. Le Cluetrain Manifesto* et sa thèse liminaire, âNetworked markets are beginning to self-organize faster than the companies that have traditionally served themâ (« les marchés en réseau commencent à sâauto-organiser plus rapidement que les entreprises qui les desservaient traditionnellement »), annoncent la transformation de lâutopie en réalité et la possibilité de constituer des communautés dans lesquelles on échange, on discute, on délibère, on participe et on décide â de la réputation dâune marque, de son avenir parfois. Cette révolution conceptuelle qui est passée par une révolution des moyens dâaction, via le Web, a été exportée dans le champ citoyen. Hier Internet, aujourdâhui lâIA permettent de faire « en grand », à lâéchelle de sujets nationaux et stratégiques, ce qui nâétait possible quâà un niveau local et tactique. La démocratie participative est enfin devenue une démocratie participative at scale. Le Grand Débat national (la consultation publique initiée par E. Macron en 2019 dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, ndlr) nâa-t-il pas permis de collecter, de classer, dâanalyser 1 932 .000 contributions, grâce à une interrogation en ligne, à lâIA articulée à une analyse qualitative ? Câest une très bonne nouvelle bien sûr : techniquement, ça marche. Le citoyen peut parler en masse, et on peut lâécouter en masse. Câest inédit. La thèse numéro 6 du Manifeste des évidences prend vie : âThe Internet is enabling conversations among human beings that were simply not possible in the era of mass mediaâ (« Internet permet des conversations entre êtres humains qui nâétaient tout simplement pas possibles à lâère des médias de masse »).
On peut toujours demander au citoyen quelle est sa décision, bien sûr, par le référendum et le vote. On peut aussi, en amont, lui demander son avis, on en a les moyens techniques. Câest mieux, non ? Mais⦠Ãa veut dire quoi exactement ? Un tel changement de paradigme pose autant de questions quâil apporte de solutions, on sâen aperçoit au fil du temps. En particulier, quatre questions sans réponse satisfaisante aujourdâhui. Dâabord, qui parle, qui participe ? Cette forme de démocratie demande de lâengagement et une conscience politique ou civique minimale, nâest-elle pas une exclusion de plus pour les moins éduqués, les plus timides, les moins impliqués, les plus fragiles ? Une nouvelle démocratie censitaire pourrait-elle se mettre en place, subrepticement â le cens nâétant plus lâimpôt, mais le diplôme ? Dans La Ferme des animaux, George Orwell met en scène une drôle de démocratie animalière dans laquelle tous sont égaux au début, mais certains plus égaux que les autres à la fin.
Deuxième question : participer ou décider ? Quel statut pour le « participant » ? En démo-cratie, le Démos, le peuple, est souverain : le patron, câest lui. Mais participer, est-ce être le patron ? Le patron, câest celui qui participe à la discussion ou celui qui tranche, qui dit oui ou non (et pas « peut-être » ou « je pense que⦠») ?
Troisième question, basique : et si on nâest pas dâaccord ? Quelle gestion du dissensus ? Dans Resisting Dialogue: Modern Fiction and the Future of Dissent, paru en 2019, Juan Meneses explore ce que peut cacher lâobsession du dialogue dans les sociétés modernes : oui, le dissensus est inévitable en démocratie, et même sain, vital. Vouloir lâannuler par le « dialogue » permanent, câest finir par empêcher la décision démocratique. Ce qui est potentiellement encore plus dommageable quand les intérêts des uns et des autres sont perçus comme de plus en plus divergents, et les fractures comme de plus en plus profondes.
Enfin, quatrième question : finalement, quelle gestion de la contrainte collective quand la décision politique est prise ? Câest la question du consentement : être écouté sans être entendu, est-ce acceptable ? La démocratie participative nâest-elle pas une façon inattendue de détruire du consentement, au lieu dâen produire ? Les polémiques ayant accompagné beaucoup dâinitiatives politiques récentes â par exemple à lâoccasion de la Convention citoyenne sur le climat â prouvent que ces questions sont aujourdâhui au cÅur des réflexions â et des colères, parfois â du corps social.
Insurrections participatives
Naissance dâune dystopie : lâinsurrection participative. Un risque existe aujourdâhui : que la non-réponse à toutes ces questions finisse par donner naissance à une dystopie dâun genre nouveau, elle aussi rendue possible par la transformation digitale de nos sociétés : la barricade collaborative et phygitale, érigée en mode de régulation sociale. Car câest ce quâest une insurrection participative : une forme de soulèvement se développant en réaction aux limites de la démocratie représentative classique, mais aussi de la démocratie participative â quand on nâa plus le sentiment de décider par le vote, ni celui dâêtre entendu quand on est censé avoir été écouté, que faire ? Une insurrection utilisant les codes et les outils du monde numérique pour se développer, en inventant le parcours insurrectionnel hybride. à la fois digitale et physique, sâincarnant parfois violemment dans une action matérielle, se contentant parfois de rester online, mais ayant toujours un impact dans le réel : réformes interrompues, milliards distribués, défilés, agitation sociale, changements de politique locale. Permettant à chacun un niveau dâengagement à la carte, de la prise de parole verbale et anonyme sur les réseaux sociaux à la violence physique. Adoptant, comme sur le Web, une forme dâorganisation communautaire très souple, développée hors de toute structure institutionnelle (association, syndicat, parti). Utilisant habilement une ingénierie digitale : réseaux sociaux, messageries cryptées. Câest lâirruption des Gilets Jaunes, des Anti-Vax et des Anti-Pass, #SaccageParis.
Et câest bien une dystopie, pour trois raisons. Dâabord parce quâune insurrection de ce type, à la fois physique et numérique, est potentiellement permanente : comme une révolte à la fois atawad et surtout always on. Et quâune société en insurrection permanente, sur tous les sujets, est potentiellement invivable â promise à lâimmobilité ou à la violence endémique. Ensuite parce quâune insurrection qui nâa ni encadrement sérieux ni ancrage doctrinaire, conceptuel, intellectuel, se prête à tous les débordements et à toutes manipulations. Au détriment de la cause même quâelle défend, à terme, ou des sujets réels quâelle met sur la table â pour les Gilets Jaunes par exemple, celui du pouvoir dâachat et de lâautonomie. Au profit de tous les conspirationnismes, comme dans le cas des Anti-Vax. Et parce quâune insurrection numérique dont la plupart des participants sont anonymes, comme il est souvent de rigueur sur le Web, est en permanence suspecte dâillégitimité et donc mal placée pour provoquer une confrontation constructive. Comment, pourquoi débattre avec des masques, des ombres, des pseudos ? Câest la limite de #SaccageParis.
Les entreprises à lâavant-garde ?
Et si les entreprises et les marques avaient pris de lâavance, lâair de rien ? Les entreprises aussi tentent depuis maintenant plus dâune décennie de jouer le jeu de la démocratie participative, à leur façon. De plus en plus, elles sâattachent à associer leurs parties prenantes à leurs décisions, à leur développement. à les solliciter pour avancer plus vite, plus respectueusement, plus efficacement, parfois plus créativement. Câest Lego, avec Lego Ideas, une démarche déjà installée maintenant, ou Câest qui le Patron ?!, devenu en très peu de temps un acteur important de son métier autant quâune icône de la consommation responsable pour de nombreux Français, ou encore des acteurs majeurs du CAC 40 qui ont mené des démarches impliquant tout ou partie de leurs parties prenantes et de leurs salariés⦠Les exemples dâentreprises ayant mené ce type de démarche commencent à se multiplier. De façon à la fois paradoxale, et peut-être source dâinspiration pour le reste du corps social. Comme si les acteurs de lâéconomie avaient compris, à lâheure de la transparence, quâune forme de démocratie participative était bel et bien possible, et source de progrès. Mais en jouant le jeu, en respectant trois impératifs.
Dâabord, être clair. Jouer le jeu de la démocratie participative, pour les entreprises qui ont su le faire, câest dâabord établir des règles du jeu claires, pour tous. Dire qui est impliqué dans le process, pourquoi, à quel niveau de la décision, à quel stade de la démarche. Pour ne jamais se retrouver face à lâaccusation dâavoir accepté dâécouter tout en refusant dâentendre. Lâimportant nâest pas nécessairement que tout le monde participe, mais que ceux qui le font aient le sentiment et surtout la certitude de ne pas être pris pour nâimporte qui. Ensuite, être intègre. Assumer que le pouvoir, à un moment, cesse dâêtre partagé. Si on peut réfléchir à beaucoup, on ne peut pas décider tous ensemble, sur tous les sujets. Assumer que le choix reste lâapanage de quelques- uns â management, CEO, comité spécifique â est une condition pour quâil soit accepté et mis en Åuvre.
Enfin, parler un langage et identifier un horizon communs. Identifier une raison dâêtre qui rassemble et incarne un langage partagé, une forme de communauté de destin, câest la condition première dâune démarche participative qui fonctionne, pour les entreprises. A fortiori pour une société, une nation, un Ãtat.
*Ou « Manifeste des évidences », texte rédigé par Rick Levine, Christopher Locke, Doc Searls et David Weinberger. Il est dâabord diffusé sur le Web en 1999 comme un ensemble de 95 thèses, puis est publié sous forme de livre en 2000 avec les thèses prolongées de sept essais.
source : www.influencia.net