Quand on parle de pouvoir, on se réfère souvent à lâautorité juridique ou physique quâune personne exerce sur les autres. Mais si on prend le pouvoir dans sa dimension narrative, dans sa capacité à raconter des histoires, câest toute la société qui se retrouve sous lâinfluence des mêmes récits. Le pouvoir devient diffus et irrigue nos imaginaires collectifs par le mythe, la science-fiction ou le storytelling. Nourris de ces récits, nous nous forgeons nos représentations du monde, nos perceptions de la nature, de lâhistoire, de la technologie, ce que la plume dâAndré Breton souligne : « lâimaginaire, câest ce qui tend à devenir réel. ».
De la mythologie à la science-fiction
Les mythes ont ceci dâexceptionnel quâils sont aussi ancestraux quâactuels. Ils ont traversé les âges et participent à façonner nos représentations collectives du monde. Un exemple est celui du mythe de Prométhée, un Titan qui a volé le feu sacré de lâOlympe pour offrir la connaissance aux humains. Ce récit est devenu la pierre angulaire de lâexceptionnalisme humain et du culte du progrès technique. Au point quâElon Musk, le patron de Tesla, évoque régulièrement lâhistoire de ce géant pour justifier la colonisation de Mars. En France, lâentrepreneur Laurent Alexandre (câest le fondateur de Doctissimo en 1999) fait souvent appel à cette légende pour justifier ses velléités transhumanistes. Selon Michaël Dandrieux, sociologue de lâimaginaire et enseignant à Sciences Po Paris, il nây a rien dâétonnant à ce que ces entrepreneurs convoquent ce genre de mythes fondateurs : « La société est toujours racontée avant dâêtre vécue, via les mythes, la fiction, la publicité, etc. »
Aux grandes mythologies répond la science-fiction. Un travail dâanticipation des progrès scientifiques et techniques qui a fait de certains auteurs des figures prophétiques. Le réalisateur Orson Welles, par exemple, a imaginé en 1903 des blindés de guerre quasi identiques aux chars dâassaut de la Première Guerre mondiale. En 1964, lâécrivain Isaac Asimov anticipait la création dâInternet et de lâordinateur portable en parlant de « communications par visioconférence au moyen dâun objet mobile informatisé ». Enfin, Philip K. Dick, dans son roman Ubik en 1969, dessinait lâarrivée du smartphone et du journal numérique par le vidéophone et lâhoméojournal. Des prophéties dites autoréalisatrices, mais qui restent rares et souvent fantasmées. « On sâintéresse toujours aux quelques prophéties qui se sont réalisées, rarement à toutes celles qui ont échoué », confirme Michaël Dandrieux. « Il existe une vaste anthologie des avenirs non advenus comme les voitures volantes et les humanoïdes imaginés par exemple pour lâan 2019 par Ridley Scott dans son film Blade Runner. Selon le fondateur du cabinet Eranos, lâimportant est moins la prophétisation que la manière dont lâÅuvre percute le présent. Car la SF a influencé pléthore dâingénieurs, à commencer par les concepteurs de nos écrans modernes, dont le fonctionnement est largement inspiré des interfaces tactiles de Minority Report. Idem pour les écrans cathodiques de nos vieux ordinateurs, dont le design était issu en droite ligne du système informatique de Star Trek.
La fiction lanceuse dâalerte
à lâimage des romans 1984 de George Orwell (1949) et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), de plus en plus de films et de séries servent dâavertissement. « Squid Game parle en filigrane de la paupérisation de la société et de lâindividualisme forcené qui en découle. La Servante écarlate aborde les questions dâinégalité de genres et de classes à travers un système dâesclavage. Black Mirror dénonce une technologie si puissante quâelle nous aliène de part en part », analyse Michaël Dandrieux. Certains éléments sây rapportant font dâailleurs leur apparition dans le réel. Les costumes des femmes esclaves de La Servante écarlate ont été reproduits et portés symboliquement par des manifestantes en Croatie et au Texas en lutte pour leurs droits. Les anticipations de Black Mirror sont régulièrement reprises pour dénoncer une société ultra-technologique. Câest aussi le cas de Donât Look Up dâAdam McKay, dont le scénario effondriste a encouragé des milliers de militants à descendre dans la rue pour dénoncer lâinaction climatique des Ãtats. à lâinstar dâAlternatiba, qui organise en collaboration avec de nombreuses autres ONG une grande marche « Look Up » le samedi 12 mars 2022 partout en France. Cette première mobilisation fait partie des multiples actions envisagées par le mouvement pour le climat dâici aux prochaines élections. Selon Michaël Dandrieux, ces fictions participent ainsi à une physique de lâespoir : « On pense souvent que lâespoir, câest ce qui est intangible, impalpable, alors que lâespoir produit du concret, que ce soit par la construction des villes, des cathédrales, des mouvements sociaux. »
Lâoptimisme subversif
Face aux récits dystopiques, un contre-feu est en train de sâembraser ; des imaginaires plus lumineux, désirables, qui font la part belle à lâentraide, à la sobriété et à lâécologie. « Cette nouvelle vague sâinscrit dans la lignée de lâanthropologie non dualiste de Philippe Descola. Des récits qui vont par-delà nature et culture, qui prennent acte du fait que même les forêts les plus vierges sont devenues des jardins communs », explique Michaël Dandrieux. Plutôt que dâimaginer toujours le pire, ce courant adopte une posture dâoptimisme subversif. Lâauteur de SF Alain Damasio imagine ainsi des mondes où les anticapitalistes créent leur propre société, des univers guidés par la toute-puissance des éléments, où les animaux et les humains sâhybrident dans une pluralité féconde. Une façon surprenante, mais ô combien libératrice dâenvisager le monde. « Ces récits tentent de réencastrer lâhumain dans le monde vivant afin de construire un monde commun », note Michaël Dandrieux. Lâobjectif est de résorber le gouffre qui sépare les humains de leur environnement, de tisser une nouvelle sensibilité avec le vivant. Après tout, comme disait lâexplorateur Jacques-Yves Cousteau, « on ne protège que ce quâon aime, et on aime que ce quâon connaît. »
source : www.influencia.net