The Good : Vous portez actuellement la mise en Åuvre du Green Deal européen. Pouvez-vous nous en rappeler le contexte et les enjeux ?
Pascal Canfin : le Green Deal européen est un ensemble, tout à fait inédit, de 54 lois européennes que nous allons changer quasiment en même temps pour atteindre la neutralité climat en 2050. Cela peut paraître lointain, mais dans les secteurs où les temps de transformation sont très longs, 30 ans câest en fait ultra-court pour passer dâun modèle très carboné à un modèle zéro carbone. Nous avons mis deux siècles pour construire lâéconomie carbonée qui est la nôtre aujourdâhui et nous avons 30 ans pour la déconstruire et inventer un nouveau modèle de prospérité. Câest extrêmement radical et ambitieux comme agenda et câest tout à fait nécessaire compte tenu de toutes les alertes scientifiques que lâon connaît.
Chaque industrie a tendance parfois à ne regarder que son secteur. Je pense quâil faut aller au-delà , et connecter les points pour comprendre le changement systémique qui est derrière chacune des mesures techniques dont on parle â standards CO2 des voitures, mécanisme dâajustement carbone aux frontières, taxonomie ou autre. Câest aussi ça le Green Deal. Changer 54 lois européennes simultanément pour produire ce changement systémique.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas réussir cette bataille climatique si lâon nâinvestit pas davantage dans la transition écologique. Câest pour cela que nous avons consacré 225 milliards dâeuros du plan de relance européen historique (750 Mdsâ¬) à la transition climatique. Et que lâon enclenche la réforme du pacte de stabilité et de croissance pour nous permettre dâinvestir encore plus dans la transition demain.
Nous raisonnons sur une chaîne de valeur de transformation qui, non seulement, oblige les entreprises à accélérer leur transformation, mais aussi leur donne les moyens dây arriver.
PC : Pour atteindre la neutralité carbone, selon les analyses de la commission européenne, nous avons besoin de 390 milliards dâeuros dâinvestissement publics et privés chaque année. 130 milliards sont des investissements publics ; il faut donc susciter un choc dâinvestissement privé de 260 milliards dâeuros par an.
Cela nécessite dâabord un agenda réglementaire. Par exemple, quand on change les règles du jeu pour les constructeurs automobiles et quâon leur dit « dans 13 ans vous ne pourrez plus vendre que des voitures zéro émission », forcément on génère chez eux un choc dâinvestissement dans la voiture électrique. Quand on met en place des règles sur la fin des plastiques à usage unique, on suscite un choc dâinvestissement vers les solutions alternatives pour les emballages.
Le deuxième élément est la mise en place dâun prix du carbone pour faire en sorte que les technologies décarbonées deviennent plus rentables. Aujourdâhui, avec un prix du carbone à 80 euros la tonne de CO2 (vs 10/20 euros historiquement), beaucoup de modèles économiques dans lâindustrie lourde basculent vers une solution décarbonée devenue moins chère. Lâobjectif numéro 1 de la réforme du marché carbone que nous négocions actuellement, est de générer les conditions dâun choc dâinvestissement dans la décarbonation pour lâindustrie lourde notamment.
Nous raisonnons sur une chaîne de valeur de transformation qui, non seulement, oblige les entreprises à accélérer leur transformation, mais aussi leur donne les moyens dây arriver.
PC : Nous révisons actuellement les règles prudentielles des banques et des assureurs pour y intégrer le climat. Il sâagit de rendre plus risqué – et donc plus cher – pour une banque ou une compagnie dâassurance, le fait dâinvestir dans de lâénergie fossile que dâinvestir dans des énergies renouvelables. Câest une brique supplémentaire pour accélérer la transformation de notre économie.
Le sujet finance verte est multiple. Il y a ce pilier risque, mais aussi tout ce qui relève de la politique monétaire. La Banque Centrale Européenne déploie un plan dâaction climat, avec par exemple des stress tests où elle demande aux banques de dire quelle est leur exposition aux différents risques liés au dérèglement climatique. Lâétape dâaprès câest de dire que cela coûtera plus cher à une banque de mettre en dépôt dans les comptes de la BCE un actif carboné plutôt quâun actif décarboné. Une entreprise très carbonée devient alors une entreprise moins liquide, plus chère, car plus risquée. On est au cÅur de la grammaire des marchés financiers.
Cela veut dire aussi que ce nâest plus uniquement un sujet pour les directions RSE, mais câest désormais aussi un sujet pour les directions financières et générales.
PC : câest un élément clé du changement à opérer : mettre en place de nouvelles règles du jeu commercial pour tirer la mondialisation vers le haut, sans se fermer au reste du monde car ce nâest conforme ni à nos intérêts, ni à nos valeurs. Nous voulons avoir des échanges et des accords commerciaux qui soient cohérents avec les règles du jeu climatique. Par exemple, nous avons dit non à lâaccord Mercosur, totalement incompatible avec nos enjeux de biodiversité et de climat â notamment au regard de la politique de Bolsonaro sur lâAmazonie. Aujourdâhui il nây a aucun chemin pour signer cet accord en lâétat.
Autre nouvelle règle bientôt mise en place : celle visant à interdire la déforestation importée. A notre initiative, et je lâai beaucoup poussée, la commission européenne a présenté la première loi au monde sur ce sujet il y a deux mois. Nous nous sommes inspirés dâentreprises progressistes, engagées dans la lutte contre la déforestation comme Danone, Nestlé, Mars. Elles ont eu lâidée dâutiliser les photos satellites pour vérifier que leurs fournisseurs (principalement soja, huile de palme, café, cacao, bÅuf) exploitent des champs « historiques » et non des terres issues de la déforestation récente. A partir des coordonnées géographiques de lâexploitation, les entreprises comparent les photos satellites actuelles aux photos dâil y a 3/5/10 ans, afin de vérifier quâil sâagissait déjà à lâépoque dâun champ. Si en remontant dans lâhistorique disponible on ne voit pas de forêt, on considère que la parcelle nâest pas issue de la déforestation récente.
Jâadore cet exemple -là car je nâaurais moi-même jamais osé proposer cela si je nâavais pas pu mâappuyer sur des entreprises engagées ayant démontré que câétait faisable au quotidien. Câest un exemple très concret de bonne collaboration, de co-construction entre les décideurs publics et les décideurs privés progressistes. Câest dans cette alliance-là que lâon change profondément la donne.
Le dernier exemple câest le mécanisme dâajustement carbone. Câest la première fois au monde quâune zone économique va mettre en place un mécanisme carbone, qui implique que lorsquâune importation (par exemple de lâacier) arrive dans le marché européen elle devra sâacquitter exactement du même prix de la tonne de CO2 que celle payée par un producteur européen. On assure ainsi la concurrence équitable et on lutte contre le dumping climatique potentiel.
TG : Ce mécanisme dâajustement carbone sâapplique principalement aux industries lourdes. Quid des secteurs comme le textile où la « prime au vice écologique et social » perdure ?
PC : aucun secteur économique nâéchappe au Green Deal. La commission a identifié 5 chaînes de valeurs clés où il faut diminuer lâempreinte carbone et augmenter la circularité : le plastique, les batteries de voiture et le textile en sont les 3 principales. Sur le textile, la commission européenne est en train de travailler à des critères qui vont dâune part permettre de mieux informer le consommateur sur la vraie empreinte carbone dâun vêtement comme par exemple un jean, et va aussi forcer la chaîne de valeur de la fast fashion à plus de recyclabilité et de recyclage. La commission travaille également sur la mise en place dâun plancher de performance environnementale qui, si elle nâest pas atteinte, conduit à sortir le produit du marché commun. Le travail est en cours. On doit être ambitieux et pragmatique, câest pour cela que lâon est en train de définir les bons indicateurs et le bon calendrier. Si on fait cela de manière trop radicale, on ne gagnera pas en acceptabilité sociale.
TG : Quelles sont vos priorités pour cette année 2022 ?
PC : La priorité câest le mécanisme dâajustement carbone aux frontières – et câest aussi une priorité de la Présidence française de lâUnion Européenne-, ainsi que la loi sur la déforestation importée. Ce sont deux mesures extrêmement fortes qui marquent un changement des règles du jeu commercial et de la mondialisation. On nâarrivera pas à gagner la bataille climatique si on ne change pas ces règles.
Un autre de mes combats sera lâintroduction obligatoire de lâatteinte dâobjectifs de décarbonation dans la rémunération variable des dirigeants des grandes entreprises. Tous les grands patrons qui lâont mise en place sont totalement convaincus du fait que câest un levier décisif. Si lâinjonction pour tous les managers, câest de faire du vert, du durable, cela doit se voir dans la rémunération ou le bonus. Ceux qui jouent le jeu doivent avoir un « reward ». Cela permet aussi de décliner des choses qui sont parfois très macro dans les prises de décisions plus micro, et de réduire ce quâon appelle la tragédie des horizons. Car toute la difficulté pour les managers dâentreprises câest de gérer à la fois la performance de court terme et la performance de long terme. On sait très bien que si la structure de bonus ne résout pas cette équation, et ne contribue pas à capturer la performance environnementale, alors on est dans lâinjonction contradictoire.
TG : Face aux autres puissances, lâEurope est-elle la mieux placée pour accélérer la transition écologique au niveau mondial ?
PC : Aujourdâhui notre enjeu, câest dâinventer un nouveau modèle de prospérité, qui soit zéro carbone. LâEurope est le bon échelon pour faire cela car on a une capacité d’entraînement. Aucune entreprise ne peut se passer du marché européen. Câest le deuxième au monde en valeur. Quelle que soit votre nationalité, où que soit votre siège social, quoi que vous pensiez de lâEurope, en termes de business, vous ne pouvez pas vous passer du marché européen. En agissant au niveau du marché européen, on reprend la maîtrise du destin et on est au bon niveau pour créer le rapport de force quand il doit être créé. Câest pour cela que je me bats à cette échelle là car je pense que câest la plus efficace.
source : www.influencia.net