Sophie Guignard : Vous faites littéralement sortir des dirigeants de leur zone de confort puisque vous les emmenez gravir des sommets enneigés. Quâest ce qui émerge en montagne qui nâémerge pas forcément dans le cadre quotidien de lâentreprise ?
B.A. : La montagne nous rend fragile. En ce sens, elle nous met à nu. Elle nous oblige à nous confronter à des questions essentielles et nous impose de renouer avec lâobservation. Si nous nâobservons pas la nature, le ciel, la neige, le vent, si nous ne sommes pas vigilants, nous allons nous mettre en danger. La montagne nous invite aussi à repenser notre rapport au temps, à revenir aux cycles de la nature, alors que nous sommes constamment dans un temps technologique et productiviste. Elle nous permet notamment de renouer avec lâémerveillement qui est un moteur puissant de lâexistence. En montagne, on accède à des émotions inédites, très fortes, qui nourrissent et font grandir.
Sophie Guignard : Et puis il y a lâexpérience de la cordéeâ¦
B.A. : La cordée est au cÅur de la pratique de lâalpinisme. On ne grimpe pas seul. On sâencorde, on sâassure mutuellement les uns les autres. Pratiquer lâalpinisme et sâencorder à autrui nous fait éprouver combien nous dépendons des autres, combien nous en avons besoin de ce lien précieux.
Sophie Guignard : Vous êtes un grand défenseur de âlâutilité de lâinutileâ, chère aux grands alpinistes. En quoi la poursuite dâobjectifs inutiles peut-elle être intéressante à titre individuel mais aussi collectif ?
- : Escalader une montagne peut paraître inutile en effet. Cela suppose de prendre des risques pour accomplir quelque chose qui, dâun point de vue pragmatique, économique ou visible, ne sert à rien. Pourtant, câest un exercice puissant et indispensable dâintrospection, dâexploration de soi, qui filtre nos essentiels et les met en ordre. Toucher à lâessentiel par la mise en abyme de soi me semble un bénéfice existentiel.
Sophie Guignard : Lâinutilité semble pourtant être devenue lâennemi numéro 1 de nos sociétés en général et des entreprises en particulier. Quel est votre regard sur cela ?
B.A. : A force de chercher à tout optimiser, à supprimer les temps morts de nos vies en entreprise, nous ne savons plus réagir face à lâincertitude. Une organisation qui a trop poussé au paroxysme la rationalisation et la généralisation des processus nâest à mon sens pas bien préparée aux défis dâaujourdâhui pour une raison simple : une affectation rigide des tâches et des missions délimite des territoires et des frontières, ce qui diminue la souplesse, lâagilité et la redondance utile quand on entre en incertitude.
âA force de chercher à tout optimiser, à supprimer les temps morts existant dans nos vies, nous perdons en souplesse et en anticipation qui sont les qualités clefs face à lâincertitude.â
Sophie Guignard : Vous travaillez avec de nombreux dirigeants, vous les voyez interagir avec leurs équipes. Quâont en commun, selon vous, ceux qui sortent du lot?
B.A. : Je dirais quâils ont beaucoup dâénergie et des qualités dâécoute. Lâénergie est absolument clé, elle est la ressource indispensable et lâingrédient un peu magique derrière tout projet de transformation. On peut être exemplaire, avoir une parole bien policée⦠Mais si on nâa pas dâénergie, le feu sacré, il ne se passe rien. Câest elle qui fera la différence pour gravir la montagne complexe
Sophie Guignard : Comment un dirigeant peut-il créer lâadhésion de moyen voire long terme à un projet?
B.A. : La culture dâentreprise me semble fondamentale, elle offre ce cadre propice à lâaction commune. Pourtant, jâai lâimpression quâelle est aujourdâhui assez peu travaillée et banalisée. Je crois quâon surestime lâimpact du salaire sur la motivation et lâadhésion des collaborateurs, même si câest une donnée fondamentale. Nous avons instauré insidieusement une culture de la récompense considérée comme un graal, nous pensons que câest la clef majeure qui motive les individus. Il faut déconstruire ce dogme et cela va être difficile. Il emporte lâidée du toujours plus de croissance dans un monde aux ressources finies. Mais pour cela, il vaudrait faire émerger dâautres valeurs, essayer autre chose. Une entreprise qui est capable de créer une culture forte et des relations sincères et authentiques avec ses employés aura à mon sens une vraie chance de les retenir.
â On ne descendait pas dans une crevasse en sauvetage uniquement parce que nous étions portés par le devoir de secourir des gens : on y allait parce quâon faisait partie dâune équipe â.
Sophie Guignard : La culture de lâentreprise et la qualité des relations entre les équipes est-elle selon vous plus motivante que la mission de lâentreprise ?
B.A. : Je crois que oui. Lorsque je commandais le peloton de gendarmerie de haute montagne de Chamonix, quâon partait secourir les gens en montagne, ce qui nous unissait et nous motivait avant tout, bizarrement, ce nâétait pas tant la mission que la dynamique dâéquipe. On ne bravait pas les tempêtes, on ne descendait pas en crevasses uniquement parce que nous étions portés par le devoir de secourir des gens: on y allait parce quâon était ensemble, quâon voulait faire partie de cet élan, de cette dynamique fraternelle.
Sophie Guignard : Câest donc selon vous dâabord le fait dâêtre lié qui crée la motivation des équipes ?
B.A. : Jâai découvert il y a quelque temps le terme grec de Philotimo, qui est très difficile à définir. Pour les Grecs, cela signifie en quelque sorte lâhonneur de faire ce qui est bien, ou juste. Cela illustre aussi le lien, la redevabilité qui nous lie les uns envers les autres, lâhonneur delâamitié. En cela, le Philotimo sâoppose au Philonikia qui symbolise au contraire lâamour de la victoire et lâhonneur qui accompagne lâatteinte dâun objectif compétitif. Notre société valorise trop lâesprit du Philonikia, oubliant le pouvoir puissant et de long terme du Philotimo. Un bon dirigeant est celui qui, à mon sens, comprend et nourrit lâesprit du Philotimo.
Sophie Guignard : Le métier de dirigeant est extrêmement usant, voire lourd. Comment peut-on selon vous préserver cette énergie, faire en sorte de rester inspiré et motivé ?
B.A. : Je vois deux idées :
1) il faut impérativement se garder des moments pour se régénérer. En se déconnectant, en changeant de décor. La montagne pour cela est fabuleuse, mais là je reconnais que je ne suis pas objectifâ¦
2) Il faut savoir bien sâentourer de personnes qui nous font du bien et nous inspirent. Je crois beaucoup à lâapprentissage par les pairs, aux profils atypiques et complémentaires et qui composent lâéquipe de direction. Une armée de clones unisexes est une tragédieâ¦
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